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Joël Catherin

L’avocat qui faisait des films plutôt que des plaidoiries

Joël Catherin a obtenu sa Licence de droit à la Faculté Jean Monnet, un vrai point de départ pour sa carrière d’avocat en droit contentieux des affaires. Les années passent et il sent un décalage entre ce qu’il aspire à être et ce qu’il est réellement. Il travaille beaucoup trop et se retrouve comme il aime le dire « en déficit de relation humaine ». Mais le soir quand il rentre tard, il voit toujours une vieille dame sans abri qui vit au pied de son immeuble. Il finit par nouer la conversation avec elle et lui fabrique une pancarte "Je pourrais être votre grand-mère" non pas pour encourager la mendicité mais pour interpeller la société. Il fera de cette rencontre un court-métrage.

Pourriez-vous vous présenter ? Quel est votre parcours de formation ?

Je suis arrivé à la Faculté Jean Monnet en septembre 1987 après mon baccalauréat scientifique. Le droit était pour moi le bon compromis entre les matières littéraires et les raisonnements cartésiens. J’ai également voulu faire du droit car j’ai toujours été révolté par certaines injustices. Enfin, lorsque j’étais au lycée, j’allais souvent au Palais de Justice de Paris assister à des audiences pénales. Je trouvais cela plus intéressant que d’aller au cinéma ou au théâtre. Ces audiences m’ont conforté dans l’idée de faire du droit, mais paradoxalement, elles m’ont dissuadé de faire du pénal, car je n’étais pas très à l’aise à l’oral et j’étais peut-être un peu trop empathique.

Je garde de très bons souvenirs de mes années à la Faculté de Sceaux. En arrivant en première année, on a été bizuté. On nous a fait croire que l’on avait un examen-surprise, mais en réalité tout était faux. J’ai obtenu une bonne note à cette « épreuve » et de fil en aiguilles, ça m’a permis de rencontrer plusieurs autres étudiants avec lesquels j’ai vite sympathisé. Je suis ensuite devenu « Secrétaire » de l’association sportive. Avec mes amis de l’association, je m’occupais de l’équipe de rugby de la Fac et nous organisions des soirées et des voyages. C’était vraiment sympa et il y avait une très bonne ambiance entre nous. J’ai noué de belles amitiés. Aujourd’hui encore, je continue de voir plusieurs de mes amis rencontrés à Sceaux. Nous avons gardé des liens forts.

Je suis resté trois ans à la Faculté Jean Monnet, le temps de ma Licence. L’enseignement dispensé était de grande qualité, il y avait un très haut degré d’exigence et en même temps, la Faculté restait conviviale et très humaine. Le but était évidemment de bien nous former en droit, mais l’accent était également mis aussi sur les relations humaines. Durant mes trois années à Sceaux, mes résultats étaient corrects mais pas excellents. Certes l’enseignement était exigeant, mais je crois que je passais trop de temps à l’association sportive (rires) et pas assez à travailler consciencieusement.

Ensuite, je suis parti à Assas où j’ai fait une double maitrise « carrières judiciaires » et « droit des affaires & de la fiscalité ». Puis, j’ai intégré l’ESSEC en admission parallèle. Puis, durant ma deuxième année dans cette école de commerce je suis retourné à Assas où j’ai fait un DESS*** de droit des affaires et fiscalité. Parallèlement, je suivais les cours de l’école des avocats.

Ensuite quel a été votre parcours professionnel ?

J’ai d’abord exercé pendant 10 ans au sein du cabinet Casanova et associés qui comptait une quinzaine d’avocats. Je faisais du droit des affaires au sens large (contentieux, conseil et acquisitions). Au moment où j’allais devenir associé, notre équipe a été reprise par le bureau de parisien d’un grand cabinet américain. Dans ce cabinet où je travaillais beaucoup, je faisais uniquement du contentieux d’affaires.

Au fil des mois, dans ce cabinet, j’ai progressivement ressenti un décalage, une contradiction, entre ce que je faisais et mes valeurs et aspirations de jeunesse. L’écart grandissait entre ce que j’étais et ce que je devenais. Alors qu’au départ, j’espérais défendre les plus démunis et des grandes causes, à l’arrivée, je travaillais pour les plus riches de la planète (fonds d’investissement et grandes sociétés). Je n’ai rien contre eux bien sûr mais ce n’était sans doute pas ma vocation. Dans ma jeunesse, j’ai notamment été marqué par les valeurs humanistes, les droits de l’homme, la lutte contre les discriminations et le combat pour l’abolition universelle de la peine de mort.

Racontez-nous votre première pancarte !

 

C’est assez fou de dire cela, mais comme je travaillais beaucoup - y compris le dimanche - je me suis peu à peu coupé de mon entourage. Je ne prenais plus le temps de voir ma famille, mes amis ni même ma « fiancée ».  Résultat des courses, j’étais en manque d’humanité - si l’on peut dire - ce qui m’a peut-être conduit à sympathiser avec une personne qui vivait à la rue : une grand-mère roumaine d’environ 70 ans qui s’était installée en bas de mon immeuble.

Lorsque l’hiver est arrivé, un jour, il a commencé à neiger. Cela m’a perturbé de voir cette mamie sous la neige, mais je n’étais pas assez sympa pour la faire monter chez moi. Je culpabilisais sans doute et un matin, comme une pulsion, je lui ai fait une pancarte avec écrit « je pourrais être votre grand-mère ». L’idée n’était pas de faciliter ou d’encourager la mendicité mais de rendre visible cette dame que plus personne ne voyait alors qu’elle aurait pu être la grand-mère de tout le monde et d’essayer de changer le regard des gens. La plupart du temps les sans-abris ont tendance à devenir invisibles comme s’ils étaient du mobilier urbain. Ça me révoltait de voir que cette vieille dame roumaine suscitait, au mieux, de l’indifférence et au pire du rejet ou de la détestation alors qu’elle était très gentille et extrêmement courageuse.  

Et les suivantes alors ?

Un soir j’ai apporté une pizza au petit campement de Ioana - c’est son prénom - et d’autres personnes sans-abri m’ont demandé de leur faire des pancartes. J’ai refusé car j’avais fait une pancarte pour cette grand-mère un peu sur un coup de tête et je me disais que j’étais avocat et pas fabriquant de pancartes pour SDF !

Quelques jours après, j’ai eu la surprise de voir que trois personnes sans-abri de mon quartier avaient recopié ma pancarte « je pourrais être votre grand-mère », mais cela n’avait aucun sens car c’étaient deux hommes et une jeune femme qui avait à peine trente ans. Mais cela m’a touché, je me suis lancé dans la réalisation de nouvelles pancartes telles que : « All we need is love and 1 € », « Parti de rien, arrivé nulle part », « Vivre à découvert ? », « Fragile », « Etre humain », « Golden Parachute », « Personne n’est à l’abri », « Enfermé dehors », « Crise financière ? », « La faim justifie les moyens », « On est tous dans le même bateau », « Y’a pas que le fric dans la vie ! Un euro SVP », etc.

J’essayais également d’être dans l’écoute et l’échange et j’avais envie que les passants voient la personne humaine au-delà du « sans-abri ». Lorsqu’une dame m’a expliqué qu’elle était veuve et malade, je lui ai fait une pancarte « Veuve et malade ». Idem lorsque j’ai rencontré un homme qui était à la recherche d’un boulot de brancardier, je lui ai fait la pancarte « je cherche un boulot de brancardier ». Quand on est dans la simplicité de la vérité, cela interpelle les passants.

Qui était cette femme que vous avez rencontrée ?

Oui, j’ai fait la rencontre d’une grand-mère formidable. Au-delà d’être une « sans-abri », c’est une personne comme vous et moi. Elle avait aux alentours de 70 ans et elle est roumaine. Avant, elle avait un boulot : elle travaillait comme ouvrière agricole dans les kolkhozes de Ceausescu. Elle a perdu ce travail il y a longtemps quand ce dictateur a été tué. Comme elle ne parle quasiment pas le français, elle m’a montré ce qu’elle faisait en imitant le geste et j’ai compris qu’elle fauchait. Pour nous cela peut paraitre un travail difficile, mais pour elle c’était le signe de la vie normale qu’elle avait à cette époque. Lorsqu’elle s’est levée pour refaire le geste, j’ai vu son visage s’illuminer avec un grand sourire. Quand, plus tard, je lui ai rendu visite en Roumanie, j’ai vite compris que c’était elle le « chef » de la famille et que les autres personnes vivant avec elle n’étaient pas en mesure, soit physiquement, soit parce qu’elles avaient de jeunes enfants, de venir en France. Personne ne l’obligeait à venir, mais elle se sentait responsable d’eux.

Au-delà de cette femme, c’est le courage de toutes les personnes vivant à la rue qui m’a marqué et la dureté de leur vie. Et c’est aussi le fait que chacune de ces personnes a une histoire, une histoire souvent compliquée et/ou hors du commun. L’indifférence des passants aussi me marque.

D’où est né le projet de court-métrage sur votre histoire ?

Comme je le disais, mon principal objectif à travers mes pancartes était d’essayer de changer le regard des passants. Comme j’étais sûr de cet objectif, j’ai voulu « industrialiser le concept » en faisant des pancartes par ordinateur et en les plastifiant pour les protéger de la pluie. Ça a été un fiasco. Elles ne marchaient pas du tout, car elles étaient trop belles dans la forme et trop standardisées sur le fond. Indépendamment de celles-ci, j’essayais de faire en sorte que mes pancartes ne soient ni « plombantes », ni trop futiles.

Pour revenir à votre question, c’est un ami réalisateur, Bernard Tanguy, qui a eu l’idée de faire un court-métrage sur mon histoire. Au départ, je n’étais pas très partant. Et finalement, j’ai accepté en espérant que le film permette de changer le regard des gens à une plus grande échelle. Cet objectif a, je crois, été atteint, car notre petit film a plutôt bien marché.

Nous avons co-écrit le scénario et le court-métrage a été réalisé par Bernard. Le film a été un petit peu médiatisé. France 2, par exemple, a consacré un reportage à mon histoire qui a été diffusé au journal télévisé de 20h. J’ai reçu de nombreux messages à la suite de ce reportage. Le film a été nommé aux César dans la catégorie « court-métrage », puis présélectionné aux Oscars. Finalement nous n’avons obtenu ni César, ni Oscar, mais nous avons eu environ 60 autres prix au total dans divers festivals (cela dit, il existe de nombreux festivals de courts-métrages). Nous avons été surpris et contents de ce beau parcours.

J’ajoute que le tournage du film a été difficile, car toutes les personnes qui incarnaient des « SDF » étaient de vrais « SDF » roumains qui jouaient donc leur propre rôle. Or, pendant le tournage, d’autres personnes vivant à la rue, jaloux de « nos acteurs », les ont importunés et ont perturbé le tournage de certaines scènes du film. Cela a créé une forte tension.

 

 

 

 

Pendant ce temps, vous étiez toujours avocat ?

Pendant le tournage du court métrage et lors des différents festivals, j’étais toujours avocat, mais installé à mon compte. J’ai quitté le cabinet américain où j’exerçais après avoir fait un burn out / brown out. J’ai par la suite rejoint un petit cabinet d’avocat spécialisé en droit de la faillite. Sous l’impulsion de mon ami Bernard, j’ai également participé à la création d’un petit fonds d’investissement destiné à financer des longs métrages de cinéma. Nous avons notamment distribué en France, « Oxygène », un film belge sur la mucoviscidose. J’ai animé quelques avant-premières / débat lors de la sortie de ce film. C’était poignant. On a financé une dizaine de films, tous très différents, dont, par exemple, le film « Reality » de Matteo Garrone qui a décroché le Grand Prix du Jury au Festival de Cannes.

A l’occasion de notre court-métrage « Je pourrais être votre grand-mère », j’ai également participé à des débats portant sur le film ou sur certains de ses thèmes. Je garde également un très bon souvenir de l’avant-première du court métrage ou l’on avait invité pas mal de monde et notamment des amis avocats, ingénieurs, cadres d’entreprises, etc. Ioana qui était présente a accepté de prendre la parole grâce à une interprète. Elle a notamment dit avec force : « Ce n’est pas normal qu’une femme de mon âge doive vivre à la rue dans des conditions très difficiles pour aider les personnes fragiles de sa famille à survivre ! Mais je n’ai pas le choix ». Cela a sidéré tout le monde parce qu’elle paraissait fragile mais en réalité, elle était presque plus solide que nous tous réunis. Avec elle, j’ai d’ailleurs progressivement découvert que le fragile, le pauvre c’était moi !

Qu’est-ce que vous a apporté cette aventure et quels sont vos projets ?

Ioana, ses compagnons d’infortune et d’autres personnes malades et/ou vivant à la rue m’ont rendu plus sensible, je crois, aux personnes fragiles ou fragilisées par la vie. Je pense être plus attentif à ces personnes qu’avant et j’essaie parfois de voir ce que je peux faire. Le plus souvent, rien. Je tente parfois de continuer à sensibiliser les autres, mais mes moyens sont très limités. J’avais trouvé cette phrase sur Facebook que j’avais transformée en pancarte : « Personne ne peut aider tout le monde, mais tout le monde peut aider quelqu’un ». Ça reflète assez bien ce que j’essayais de faire à travers mes pancartes : donner envie aux autres d’aider les personnes en difficulté. Cette aventure m’a également appris que l’entraide n’est pas triste. Au contraire, c’est joyeux et ça fait souvent grandir en humanité celui qui donne et celui qui reçoit, car les deux reçoivent en réalité. Ce sont sans doute ces idées qui m’ont inspiré cette pancarte que j’ai remise dernièrement à un « SDF » : « Je vous offre la possibilité de m’aider », Comme un cadeau que le « SDF » fait à celui qui va l’aider. J’ai également pensé à une autre idée de pancarte dans le même style : « DONNEZ le meilleur de vous-même ».

Après avoir été au contact de personnes fragiles qui ont de gros problèmes assez visibles (SDF, malades, etc.), il m’arrive désormais parfois d’être au contact de ce que j’appelle des « fragiles riches ». Chez eux, les fragilités ou plutôt les problèmes sont plus souvent moins visibles, parfois cachés voire camouflés, ce qui peut ajouter une souffrance supplémentaire, car du coup, ces personnes sont mal comprises et parfois isolées. Les échanges que je peux avoir avec ces différentes personnes sont enrichissants, car on parle souvent de choses essentielles au-delà de nos « façades » respectives.

Et lorsque je me retourne sur ces dernières années, je réalise que j’ai rencontré plein de gens (directement ou indirectement) grâce à Ioana. Souvent des personnes avec lesquelles j’ai eu ou j’ai encore des échanges profonds et sincères. Sans en avoir conscience au départ, le regard de Ioana dans lequel j’ai plongé m’a en fait ouvert les portes d’un petit « royaume » dont j’ignorais les richesses.

Afin de poursuivre l’aventure - et toujours pour moi afin d’essayer de changer toujours et encore le regard des gens sur les personnes fragiles ou fragilisées par la vie - nous avons entrepris, Bernard Tanguy et moi, d’écrire un scénario de long métrage de cinéma tiré du court métrage. Nous travaillons sur ce projet.

Par ailleurs, je continue de rechercher des idées de pancartes, car j’aimerais peut-être organiser un jour une exposition constituée non seulement de pancartes destinées à des personnes « SDF », mais également de pancartes portant sur d’autres thèmes (les avocats, le sens de la vie, l’amour, etc.), mais toujours dans le même esprit.

 

"Je pourrais être votre grand-mère" est disponible en ligne sur le site Vimeo : https://vimeo.com/99723033
©Bernard Tanguy et David Kremer

 

*** Le DESS correspond au Master 2

 

 

Interview de Sabine Ferrier, 
Chargée du réseau des diplômés de l’Université Paris-Saclay, 
Direction de la Formation et de la réussite de l’Université Paris-Saclay.

2018